Mexico, 1970. Le dimanche, à l’auditorium du parc de Chapultepec, n’importe quel passant, promeneur, visiteur pouvait entrer. Les grandes doubles-portes ouvertes donnaient sur le jardin , les allées, les frondaisons, les arbres. À midi un conférencier intervenait, silencieusement certains sortaient, d’autres entraient et s’asseyaient sans bruit, restaient un moment ou jusqu’à la fin. L’orateur n’était pas interrompu.
Ce n’était pas une surprise : le thème était annoncé par affiches, à la radio, ainsi que les nom et qualités du conférencier. Ce matin de septembre ou d’octobre, je parlais du « Principito », « Le Petit Prince ».
Les sièges des premiers rangs étaient tous occupés. Totale variété du public, gens de la campagne avec leurs chapeaux de paille, chaussés de «guarachas», ces sandales en lanières de cuir et pneu, citadins des quartiers périphériques en famille et endimanchés, promeneurs des beaux quartiers, « joggers », vieux messieurs bien mis, jeunes mariés, que sais-je ? Et aussi des enfants sages, des enfants agités.
J’avais terminé mon assez court commentaire puisque tout le monde ou presque connaissait l’œuvre, du moins en avait entendu parler sans pour autant ni la situer ni savoir qui était Antoine de Saint Exupéry.
Comme presque toujours la première question ne venait pas. J’avais beau être descendu de l’estrade, inciter, interroger tel ou tel en déambulant, proposer une interrogation, rien. Un homme, parmi les personnes debout au fond de la salle, posa une question sur ce que symbolisait la rose du Petit Prince. J’eus la sensation qu’il était venu à mon aide car sa manière de parler, son aisance dénotaient quelqu’un de cultivé, habitué à la parole en public. Son intervention débloqua la situation.
Mince, taille moyenne, nez grand, coupe de visage allongée, plutôt brun. En cet instant souriant et le regard malicieux. Le jeu des questions-réponses prit de l’ampleur, se déploya parmi les auditeurs, toucha « le renard », l’allumeur de réverbères, la personne de Saint Ex. Puis, le temps passant, peu à peu les gens se levèrent.
L’homme était toujours là, debout au fond de la salle et m’attendait. Je le remerciais de son aide « décisive ». Il riait. C’est ainsi que je fis la connaissance de Jaime Shelley.
Durant les deux années qui suivirent jusqu’à notre départ du Mexique, Jaime fut pour ma femme et moi un vrai Ami, avec un A majuscule. Très occupé entre sa poésie, les éditeurs, son fils, ses conférences, son « job » alimentaire qui consistait à être l’écrivain du président de la plus importante compagnie hydroélectrique du pays, ses conquêtes féminines (séducteur impénitent au charme difficilement résistible), il trouvait le moyen de nous consacrer du temps.
Son Grand-Père, John Wollstonecraft Shelley immigra au Mexique dans le cadre de la construction du chemin de fer. Lorenzo Bysshe Shelley, son Père, suivit la même ligne en prenant part à de grands travaux d’infrastructure.
En 1960, Jaime Shelley avait publié avec quatre autres poètes un recueil
« La Espiga Amotinada » qui définissait déjà son engagement politique — fait remarquable, celui-ci n’a aucunement varié en plus de cinquante ans — et sa position littéraire.
Jaime rêve d’une république qui soit juste et tolérante, qui prenne le parti des plus hautes valeurs de l’homme et de notre civilisation. La parole, le mot, est
le meilleur moyen pour atteindre cet objectif, pour transformer la réalité brutale du Mexique dont il a souffert toute sa vie. Pour lui, seul le poète, guerrier du « verbe », pourra permettre l’éclosion de l’art. Il est intimement habité par la conviction de la grandeur de cette mission vitale du poète, laquelle est le moteur de sa volonté d’écrivain.
Il est par essence un poète. « Hymne à l’impatience », « Par Définition » et
« Victoria » sont mes préférés de ses neuf recueils. Des anthologies, des textes brefs, une belle réflexion : « Concert pour un Homme Seul », un recueil de textes divers en prose « L’ ge des Silences », une étude bibiographique sur T.S. Eliot, une œuvre de théâtre relative à la révolution française, des scénarios de films, un essai « Patrie Promise,1984-1995 », des publications dans diverses revues littéraires, forment une œuvre dense et cohérente. Sans compter ses participations à des conférences, colloques, séminaires. Bref, avec mille idées en tête (il a songé un moment traduire en espagnol « Le Cimetière Marin » de Paul Valéry), et une activité constante autour la parole écrite et dite pendant plus d’un demi-siècle.
Resté proche de l’Université Autonome du Mexique (UNAM), comme professeur et conférencier, Jaime Shelley a joué un rôle de premier plan dans la vie littéraire du pays. Comme tel, il est une voix écoutée, mais aussi controversée, indissociable du courant des idées du XXème siècle en Amérique Centrale.
Nous allions toujours dans le même café de la « Zona Rosa », nous mangions toujours une salade césar l’été et un plat de haricots rouges genre
« cassoulet » en hiver, systématiquement avec du vin rouge. Quand nous ne dinions pas, sur la terrasse vers midi ou plus tard, c’était une bière avec un sandwitch.
Nous ne parlions pratiquement que de littérature. Il me fit connaitre Juan Rulfo, d’abord ses deux uniques romans, ensuite l’homme, une seule fois. Il ne sortait déjà plus, parlait à peine, poursuivait le mythe d’un « autre livre » qui s’éloignait de lui à mesure que le temps passait. Notre rencontre fut un fiasco. Il ne voulait pas — avait-il jamais voulu ? — communiquer. Son amitié avec Jaime était non-feinte, il admirait en lui la jeunesse, la poésie, l’engagement idéologique et la volonté politique. Il avait les plus grands doutes sur lui-même, en réalité il subissait une dépression. J’éprouvai alors une grande tristesse, me posai l’éternelle question de savoir si la plupart des auteurs n’étaient en fait que les auteurs d’un seul livre.
Au cours d’un dîner à « El Bolsón » en 2003, l’uruguayen Eduardo Galeano, volubile et sympathique, avait considéré Rulfo comme étant le plus grand écrivain d’Amérique Latine.
Jaime Shelley venait souvent à l’IFAL, Institut français d’Amérique Latine, fondé en 1944 au 43 de la rue Rio Nazas, à Mexico, où je travaillais. Ce centre culturel et pédagogique était le pôle-phare de la coopération franco-mexicaine. L’éducation au Mexique était notre second grand sujet de conversation. Sa vision des besoins de son pays en la matière m’a beaucoup aidé dans mon travail de développement de l’enseignement du français dans les zones défavorisées du pourtour de la capitale. Il enseignait déjà à l’UNAM et quand l’occasion se présentait, car il ressentait cela comme un devoir, une responsabilité que tout intellectuel devrait exercer : transmettre le savoir, les savoirs, échanger les expériences. Le dialogue est au cœur de sa vie d’homme de lettres, de sa vie d’homme tout court.
Il nous emmenait parfois, ma femme et moi, à Cuernavaca, ou à Teotihuacán, ou ailleurs, pour la journée, dans sa Volkswagen coccinelle de couleur claire, méticuleusement propre et dégageant une odeur de canelle. C’était son secret, cette senteur-là, qui s’harmonisait avec ses jeans usés/impeccables, sa coupe de cheveux nette et son visage rasé de frais. Il montrait autant de précision dans le choix de ses mots, dans la pénétration de sa réflexion, dans son regard acéré, dans ses gestes et sa manière de conduire. Il aimait la musique classique (italienne surtout), la nature, le début du printemps et davantage l’automne, arrivait à la maison avec des fleurs pour Isabelle, toujours. Je crois bien qu’il la trouvait très belle, il venait souvent la réconforter lors de sa longue pneumonie. Jaime perçait les nuits, fûmait beaucoup, goûtait le bon vin rouge et la cuisine française sans être obsédé par la bonne chère. Il partageait sa connaissance des « bons endroits », de l’architecture, des perspectives sur une vallée ou un monument depuis telle ou telle courbe du chemin, relatait certains épisodes de l’histoire du Mexique avec humour et talent.
Nous ressentions qu’il avait plusieurs vies parallèles, en-dehors du temps qu’il passait avec nous, dont il parlait peu, comme si ce cloisonnement faisait partie de sa nature profonde, du mystère qui enveloppait très naturellement sa personne. Sa vie sentimentale, compliquée par l’attraît puissant que les jolies femmes exerçaient sur lui, sa responsabilité de père, sa vie de tâcheron de l’écriture (en tant que « nègre »), sa vie de poète et d’écrivain engagé, sa vie sociale.
Jaime travaillait sans relâche son inspiration, ses textes, corrigeait et ré-écrivait. C’est un poète doué, exigeant, adepte de l’effort du travail conjugué avec le silence (et l’attente parfois) propice à la création littéraire.
Il vint en France avec son amoureuse du moment presque dix ans après notre départ du Mexique, passer quelques jours à la maison. Nous avons repris à trois notre dialogue interrompu à Mexico, dont sa compagne se trouva exclue.
Nous ne nous sommes pas revus. La vie quotidienne des uns et des autres avec ses allées et venues, les pays divers fréquentés sans repasser par le Mexique, ont fait que notre conversation s’est arrêtée depuis lors.
Je relis parfois, toujours avec bonheur, certains de ses poèmes : présence vivante de Jaime Shelley.
"The Power of Prose"
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