Juste s’était réveillé avant le jour, le vent soufflait de la mer. Une sourde méfiance l’avait empêché de traverser le village, il s’était approché de la jetée du port en longeant la plage et avait alors aperçu deux ombres s’agiter sur son canot. On piégeait son bateau.
Quelqu’un de Port-Vendres l’avait donc repéré malgré toutes les précautions : il sortait du port toujours seul et ne prenait ses passagers que la nuit, sur une plage, jamais la même, au nord ou au sud. Par définition il revenait seul.
Mais certains indices n’échappent pas à un œil de marin : le mauvais temps l’avait quelquefois retardé, une nuit il avait été obligé de se réfugier dans une crique, non loin de Carthagène, on l’avait vu. Les nouvelles vont vite au long de la côte. Il y avait aussi l’approvisionnement en essence, mais surtout, on guignait son bateau, robuste, bon moteur, voile forte, solide à la mer.
Il s’était éloigné sans bruit du port et n’était plus revenu.
À vingt ans, Juste ne pouvait pas faire d’erreur : il était responsable de sa vie, il prenait la responsabilité de la vie d’inconnus qui risquaient la leur dans la France occupée depuis peu, vaincue par le déferlement des armées allemandes.
Dès fin 1940 des mouvements de résistance étaient apparus et s’organisaient.
Depuis le jour de la prise de son bateau, il embarque en Catalogne après le passage des Pyrénées à pied, en trois nuits il est au port.
Il connaît le marin, le matelot, le bateau, il a déjà fait deux traversées ; cette fois ce sont deux hommes qu’il conduit dans la brume de la fin de la nuit. Ils sont silencieux, comme lors de leur prise en charge, et durant la marche nocturne. Vigoureux, rapides, entraînés, pas de gestes inutiles, peu de mots.
“ – Buenos dias, Raoul ” l’accueille le marin pêcheur.
Il a un recul quand il voit le matelot, ses longs cheveux bruns, ses yeux clairs, très mince.
“ – Ma fille, dit le marin.
Juste l’interroge du regard.
– José n’est pas venu. Fleur le remplace. ”
Il n’aime pas ça, Juste, il n’aime pas les changements de programme, il n’aime pas l’absence de José. Les autres non plus.
Le ciel éclaircit, il faut y aller, ils montent à bord. Juste observe Fleur dans la nuit qui s’estompe : le matelot a les gestes qu’il faut, il connaît son métier, cela le rassure un peu. Il rentre et fait signe aux deux autres que tout est en ordre. Il n’a pas le choix.
Il remonte dans la petite cabine aux montants de guingois, le jour se lève, la mer est lisse. Le pêcheur ne parle pas, il surveille son compas et la mer à mesure qu’on s’éloigne de la côte. Juste se cale dans un angle, il attend. L’air s’infiltre dans la cabine par les interstices des vitres mal ajustées et les fentes du vieux bâti de bois.
Midi. Les passagers somnolent dans la cale. Le matelot dort sans doute dans la soute avant. Le pêcheur n’a pas ouvert la bouche. Juste n’a pas bougé. Il dit :
“– José ?
– Ils l’ont pris. Des nationalistes.
– Et vous ?
– Moi... ”
Le moteur tourne rond, la mer est d’huile, le soleil à pic.
“ – Moi ce n’est pas la même chose, j’en ai si souvent conduit en France des hommes de mon pays pendant notre guerre à nous, j’en ai tellement vu que je ne compte plus pour eux, ni pour personne. ”
C’est la première fois qu’il parle si longtemps, Juste regarde ses yeux, il voit cette tristesse profonde comme la mer, cet éclat métallique comme la mer en cet instant, cette eau grise et bleue de la mer. Il sort de la cabine et s’assoit à même le pont, contre un vieux cordage, calé au plat-bord. La houle légère rythme sa torpeur.
Il ne l’a pas entendue s’approcher. Elle fixe l’horizon, le matelot, maintenant appuyée au plat-bord. Il la découvre subitement, il ne bouge pas, observe son profil.
Elle est immobile et vivante. Il ne pense à rien, l’odeur de la mer et de l’essence mêlée à l’odeur aigre du poisson et du pont chauffé par le soleil, la vibration du bateau, le ciel sans nuage sur lequel se profile son visage au teint sombre, le bruit régulier du moteur.
Elle tourne vers lui l’eau grise et bleue de son regard, sourit furtivement.
Il s’est arrêté de respirer, ses yeux se sont agrandis, mais il n’en a pas conscience. Elle regarde à nouveau la proue, il observe son visage sans bouger, sans penser.
Peu avant la nuit, les quatre hommes ont mangé sur le pont, le matelot à la barre. Pas de présentation, pas de mots. Ce sont de vrais professionnels, pense Juste – le moins on en sait, le mieux, si on vous interroge pas besoin de mentir, et puis sous la torture on ne sait jamais. L’outre de vin fort a fait affleurer des sourires, briller les yeux. Juste s’est proposé pour le premier quart, les passagers sont retournés dans la cale pour récupérer leur sommeil. Le pêcheur et sa fille parlent bas, assis sur le pont, à la poupe. On se rapproche de la côte, du cap de la Nao ; ce passage plus étroit fermé par Ibiza à l’Est est surveillé, il fait nuit noire, le marin connaît la côte, la brise fraîchit, il lui rend la barre. Ils doivent gagner leur refuge avant le jour, une petite crique protégée par des hauts-fonds après Almeria, afin d’attendre la nuit suivante.
La nuit suivante est encore noire, mais la lune va bientôt apparaître. “ Raoul ” et ses deux passagers rament avec vigueur dans le canot de caoutchouc. Le marin pêcheur et le matelot sont repartis vers leur refuge, le détroit est très fréquenté.
Ils accostent sur le sable clair d’une plage marocaine, deux solides poignées de mains en guise de merci. Les hommes disparaissent sans bruit avec leur léger bagage, Juste repart aussitôt pour rejoindre Ceuta. Passé la barre, il sait que le courant l’aidera. Il a un paquet de haschisch avec lui en manière d’explication s’il se fait prendre.
Il rame. Le vent s’est levé avec un mince croissant de lune. Marguerite.
Immanquablement, cette image de Marguerite, la lune et le vent : sa blondeur et sa force, son visage fin, triangulaire, volontaire, aux pommettes robustes. Elle courait sur le chemin de halage sous la lune de juillet que par endroits les platanes obscurcissaient, le vent de sa course et le vent d’autan dans les mèches blondes de ses longs cheveux qui voletaient, je la voyais venir vers moi, elle savait que j’étais là, sur l’ancienne borne, à observer le ciel, le canal, à écouter les bruits de l’été. C’était avant le brevet, elle était plus âgée que moi, elle vivait avec nous depuis quelques années, cette cousine, je n’avais pas alors compris pourquoi.
Elle était belle, Marguerite, elle avait de longues jambes, des seins très ronds, ses bras avaient un petit duvet blond, et surtout cette manière effrontée de vous regarder, droit ou la tête un peu penchée, avec des yeux qui riaient. Elle était femme. Je l’aimais.
Il rame. Heureusement le vent et le courant poussent dans le même sens. À cause du vent, il entend le moteur au loin, en quelques secondes il est au fond du canot, sous la bâche noire. Le bruit du moteur se rapproche, il voit la lueur du phare de la vedette passer au-dessus de lui. Il retient son souffle, mais il est plus tranquille maintenant qu’il a passé les autres. Le garde-côte s’éloigne, il ne l’a pas repéré, il y a du clapot, le canot est au ras de l’eau, noir sur la mer noire.
Juste pense à Marguerite, au désespoir qui l’avait saisi, à son père. Il ne lui a pas pardonné. Sait-il même s’il lui pardonnera un jour ?
"The Power of Prose"
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