C’était une maison longue, étroite, avec un sous-sol et un seul étage. Un jardin de la même surface, gazon, buissons et quelques arbres, beaucoup d’ombre par les hauts immeubles voisins.
Rue Ernest Deloison, à Neuilly : la porte d’entrée débouchait devant un escalier en bois ciré blond, une large rampe massive du même bois et un épais tapis, qui conduisait au salon-bureau du premier. Des meubles en désordre, une tonalité bois, rideaux verts, tapis foncés sur un parquet clair, une odeur de tabac, portraits de famille, bibelots en argent, une bibliothèque de livres principalement reliés qui couvrait deux murs du sol au plafond.
Construction 1900, objets anciens, rien ne sentait le neuf, une patine d’usage et de vécu donnait à cet espace une atmosphère confortable, accueillante, presque douillette. Où la confidence allait de soi. Où d’évidence on parlait à voix basse. Où l’adolescent que j’étais éprouvait cependant une timidité, une gêne. Car à cette époque-là le domaine des « grandes personnes » recélait des mystères, des choses cachées auxquelles les jeunes n’avaient pas, ne pouvaient pas avoir accès. Encore moins s’agissant de la famille.
Entre les deux fenêtres rectangulaires donnant sur le jardin, légèrement de biais, la table-bureau de Tante Philomène. Papiers épars, livres, lampe en cuivre à abat-jour en verre de couleur verte, téléphone noir.
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Elle se tenait assise sur un léger fauteuil raide, tournée vers le visiteur qui entrait, très droite, avec ce visage aristocratique, comme ses mains et ses gestes. Cheveux en chignon, port altier, elle regardait sans toiser, de ses yeux sombres qui vous happaient sans concession, dès l’instant où l’on apparaissait dans leur champ. Curiosité pénétrante, voix rauque et retenue, un mélange de timidité souriante et d’impertinence malicieuse séduisait sans conteste.
On la sentait sûre d’elle, pourtant fragile, cependant détachée des choses de ce monde — à cette époque-là. Elle en imposait avec naturel. Ses propos étaient pertinents, parfois poétiques, elle souriait souvent, riait avec gourmandise.
Nous avions dîné ce soir-là avec son grand ami le philosophe chrétien Gabriel Marcel, son mari Jules à la voix de stentor, ses filles Florence et Malila, sa petite-fille Agathe. Sans mondanité aucune, la conversation fut gaie, brillante, profonde, ne portait pas sur les personnes mais sur la littérature, la foi, le monde.
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La « Rue Deloison » était aussi habitée par quelques chats hiératiques et insouciants, qui déambulaient dans le salon au gré de leur fantaisie. Et de plusieurs chiens dont un petit fox-terrier à poils durs nommé « barbe-douce », dont un grand lévrier mélancolique, pâle et gris, lent et pensif. Philomène disait de lui : « il voit tout, il sait tout, il devine tout, c’est un sage ». Au sous-sol habitaient les chats, le peuple des chats. Plus de trente. Philomène allait les voir deux fois par jour, les nourissait, leur donnait à boire.
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Je ne compris que plus tard, en lisant « Un Jardin vers l’Est », en apprenant que ce romam-conte avait été traduit par Evelyn Hatch — laquelle avait ètè, enfant, l’inspiratrice majeure de Lewis Caroll pour l’Alice du Pays des Merveilles — plus tard donc, je compris l’importance essentielle du rêve dans la vie de ma Grande Tante Philomène. Tous ces chats la reliaient à l’énergie du rêve et ses rêves la reliaient aux chats « du salon » dont la présence était forte, silencieuse, libre.
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Autour de Philomène, sœur de mon Grand-Père, s’était tissée une légende. Les mauvaises langues perfides, les jalouses et les envieux l’avaient surnommée, quand fut connue sa fugue avec son amant, « la lampe qui file », faisant référence à ces lampes à huile de l’époque dont on devait surveiller la mèche pour qu’elle ne file pas, ne brûle pas.
Le jeu de mots et de phonétique, pour l’auteur de « La Cité dees Lampes », était sans pitié. D’abord < la lampe qui phile > pour Philomène. Ensuite, en opposition parfaite avec une fugue amoureuse, le roman lui-même — couronné par l’Académie Française en 1912. Le cadre est un couvent qui met aux prises une jeune novice avec les affres mystiques du doute et de la signification de la vie monastique, « l’ombre du cloître ».
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Il m’est difficile de donner une signification autre que < de société > au silence littéraire de Philomène qui s’ensuivit jusqu’à la publication de « La Fièvre Bleue » en 1929 puis de « Bénédiction » en 1935 qui reçut le prix Femina.
La < société > n’aura pas réussi à interrompre son élégance, à museler son talent, à tarir sa prose poétique. Dans cet intervalle elle se liera d’amitié avec les Berenson, — ils feront ensemble un voyage en Egypte en 1922 — et avec Édith Wharton, de vingt cinq ans son ainée. Bernard Berenson la trouvait « subtile, déraisonnable, fantaisiste et affectueuse ». Pour Édith Wharton sa personnalité était romantique et aristocratique, « une lady française sortie d’un roman ». En somme une sorte de Karen Blixen à la manière noblesse d’europe, se trouvant au point de rencontre de la modernité — Dadaisme et Surréalisme — et des us et coutumes de la meilleure société catholique.
Elle épouse en 1927 à Hyères le Comte Jules de la Forest-Divonne, Hyères où réside Édith Wharton et que fréquentent Paul Valéry, Max Ernst, Paul Éluard et encore Bernard Berenson. Ce dernier, que Claude Silve considère comme son Guru, estimait qu’elle aurait dû épouser Robert Douglas Norton, le traducteur de « Bénédiction ».
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Entre la vie d’Édith Wharton marquée par les succès et les scandales, et la vie de Philomène dont l’indépendance est soulignée par un amour interdit, on doit se garder de faire un parallèle. L’une continue sur la voie des passions puissantes et dévastatrices. L’autre rejoint une norme par son mariage, sa discrétion, son éloignement de Paris — Hyères, le Portugal —, dix-sept années de silence littéraire, des amitiés anglo-saxonnes. L’une manifeste une ironie froide, un style cinglant. L’autre une sensibilité subtile, une prose poétique empreinte de caractère et de beauté.
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Son imaginaire va plus loin que le < charme des vieilles histoires des rêves magiques et des maisons hantées >, il s’engage dans le merveilleux du conte oriental, dans l’exotisme de l’ailleurs :
« Les électuaires, les onguents, les opiats ont laissé des traces de pourpre
« et d’ambre ».
< Une Terre de l’Esprit > (le Portugal)
Revue des Deux Mondes, décembre 1938.
et dans la poésie même :
« Le < Vent de Lune > qui ébranlait les feuilles des arbres et les nerfs des
« humains ».
< Un Jardin vers l’Est > , 1938.
Philomène avait connu la passion des sens, qu’elle avait osée sans hésitation. Elle connut un temps la célébrité littéraire. Elle connait les détours de l’âme, les frémissements mystiques :
« Son âme, délivrée des bandelettes de l’entendement humain flottait
« détendue dans une huile très pure ».
< La Cité des Lampes > , 1912.
la secrète poésie du renoncement, les frissons de l’inconnu découvert ou rêvé.
Images chargées de sens :
« Et son âme, à son insu, commençait à être embaumée comme peut
« l’être, par la goutte lente de résine, l’insecte qui passe sous l’arbre à
« baume ».
< La Cité des Lampes > .
« Elle la traitait avec la précautionqu’on a pour le miroir qui vous reflète
« tous les jours ».
< Bénédiction > , 1935.
Permanence du rêve :
« La zone de ces rêves me semble, elle aussi, réelle, et une lumière
« douce, un peu grise, leur est commune à presque tous ».
< Lumière Cendrée > , 1941.
Présence de la poésie :
« Les gens et les bêtes, les paysages et les choses, baignés par la
« < Lumière Cendrée > participent des réalités aigües de la poésie ».
< Lumière Cendrée > .
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« Le sens de tout, caché ou visible » écrira Claude Silve. Où se situaient les frontières entre le visible et l’invisible, le réel et le rêve, comment tenter de capter ce monde sinon par la poésie, de tenter de survivre en ce monde sinon en vivant ses rêves ?
Sa vie avait-elle été plus rêvée que vécue ?
Légende et mystère autour de Philomène, Claude Silve; Silve, anagramme de Lévis …
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La dernière fois que je l’ai vue, âgée, forte de cette élégance intérieure aristocratique, douce et réservée, si naturelle, elle a touché mon cœur par son regard malicieux et serein. Elle respirait la beauté de la poésie.
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"The Power of Prose"
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