
L’échappée du désert
Ils abandonnèrent l’Euphrate avant l’aube, avant le jour. S’élevèrent vers un premier cordon de dunes, laissant derrière eux les dernières sibât*. La piste, davantage devinée qu’aperçue, filait plein sud.
Jamil les guidait. Il parlait un peu français et le comprenait bien. Dans les années vingt, au début du mandat de la France, sous les ordres du général Henri Gouraud nommé par Clémenceau, il avait été jeune méhariste dans les troupes françaises. Corpulent, moustache fournie poivre et sel, les yeux rieurs, il était content. Content de voyager, content de parler français. Connaissait-il vraiment la piste ?
Les traces multiples s’entrecroisaient, s’arrondissaient à droite ou à gauche du fil principal, légèrement plus creusé. Le sol devenait plus foncé, le sable faisait place à une surface durcie, parfois lisse, parfois craquelée. Une file de points sombres au loin sur la droite : rochers ? Jamil pointa du doigt :
« Les restes de la ville forte de el-Kôm. »
La chaleur se faisait sentir. Certains passagers somnolaient. Gaï restait attentif, en alerte, observait le chauffeur et l’horizon.
Une chaîne de collines, « djebel el-Bisri » nomma Jamil.
*Cabanes en bois de réglisse, quatre piliers, traverses du toit couvertes d’une natte, deux demi-parois de tissu dans un angle.
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Insensiblement le rythme du paysage, de leur progression, de la vibration de l’air, de la respiration du guide et du chauffeur changeait. Un flottement. Des failles et leurs ombres de chaque côté. Des ravines les obligèrent à ralentir, à presque s’arrêter par moments. Les deux hommes se regardèrent. Un doute s’immisça dans leur pensée.
Gaï se tendit. Il perçut l’hésitation, l’inquiétude. Était-on toujours sur la bonne piste ? Avaient-ils vu des traces suspectes ? Les deux hommes se regardèrent encore. Gaï voyait cette fois des empreintes de larges pneus crénelés, profondément marqués à gauche de la piste. Il se tourna vers Jamil en montrant du doigt les lignes parallèles. Lequel haussa les épaules avec une moue de « je ne sais pas ». Depuis combien de temps n’avait-il pas traversé le désert ?
Surgit alors le caravansérail, immense et brun sombre, ruines posées dans une large cuvette, carcasse abandonnée, imputrescible, que survolaient des nuées de corbeaux criards. Voilà plus de mille ans que ce khan omeyyade était brûlé par le soleil, et que les briques des murailles, des deux portes principales, des tours, des ar- cades de la grande cour, du premier étage en partie écroulé, cuisaient dans ce four sous une lumière de feu. Combien de caravanes, combien d’hommes, de femmes, d’enfants, d’animaux, de denrées et de marchandises avaient foulé cette immense cour intérieure, y avaient dormi à l’abri des tribus insoumises, nomades bédouins, druzes, kurdes.
Ils ne s’attardèrent pas. Jamil quitta la piste principale bordée par le double sillage cranté, pour infléchir leur route vers l’est. Ils voyaient au loin sur leur gauche le château de Kasr el-Heir al Sharqi et son puits d’eau amère puis une haute colonne, Al-Kuwayr, la frontière indiqua Jamil. Le sable était dur. Comme une roche lisse. La piste s’effaça.
Des heures qu’ils avaient quitté la Jazira. La chaleur était intense. Ce n’était plus de l’inquiétude mais de la peur que Gaï percevait
maintenant. Peur de s’être égarés. Peur de tourner en boucle. Peur de n’avoir pas assez de combustible.
Là, une tente. Longue, noire, elle semblait plaquée au sol, une source plus loin, et la ligne verte qui suivait le ruisseau, s’élargissait, buissons et maigre pâturage. Trois chameaux, des chèvres, des moutons, des femmes et des enfants, un homme âgé. Les autres étaient partis travailler à Soukhné. Ils indiquèrent le chemin à Jamil, qui, soulagé, sourit de nouveau. Ils échangèrent des biscuits contre du fromage.
« Ce sont des bédouins Anaza, des sunnites comme moi. »
Le chauffeur était détendu. Pas de piste visible, aucune trace … qu’importe, les indications suffisaient. La beauté des Anaza était surprenante. Le vieux, les femmes, même âgées, avaient un port, une allure, une dignité. Manger peu, marcher beaucoup, le
silence … comment imaginer le cours des pensées dans le désert, chez les hommes et les femmes du désert ? Le moindre fait était un événement, mais entre les faits ? L’espace nu ne désertifiait pas l’être humain, il l’amplifiait comme l’océan ; loin d’être vides, déserts et océans sont infiniment renouvelés, infiniment mobiles, changeants … les nuages, la lumière et les ombres … la fonction du désert : l’esprit partait, s’élançait, s’envolait non … l’âme plutôt.
Dans cette splendeur de l’air brûlant qui tremblait, la souffrance était là, la mort les poumons incendiés, la torture de la soif, la glace de la nuit dans les os, l’ivresse folle de s’arrêter, fermer les yeux, dormir … dormir ? Aborder un autre rivage, voler enfin.
Un cahot le secoua. Pas de piste visible, aucune trace … Cette femme Anaza longue et mince, droite, les yeux presque turquoise, surgie de la tente noire tapie sur le sable, — étalée, aplatie, scarabée immobile à l’affût — cette femme avait sans nul doute du sang tcherkesse. Son regard s’était planté dans ses yeux, Gaï n’oublierait pas.
Jamil se détendit.
La première oasis, As-Sukhna — Soukhné sur la carte — survenait comme un soulagement, un relâchement du corps, une mollesse des membres, le vert, les arbres, l’eau. Ici croisement des pistes reliant Alep à Bagdad, Hama à Mossoul, Damas à l’Euphrate. Pâturages, cultures d’orge. Des ouvriers et des machines : la fu- ture route Damas — Deir-Es-Zôr en chantier.
Ces pistes : des milliers, des millions de pas d’animaux et d’humains avaient façonné ces lignes, ces diagonales du désert. Des armées, des batailles avaient aussi chargé les lieux de l’énergie des combats et du sang, énergie que le sol a bue et le vent purifiée.
Le soleil avait basculé vers le soir quand se profilèrent les constructions de la vaste oasis. Apparue au détour d’une grande dune, elle s’étalait sur l’horizon entier. Gaï était stupéfait, subjugué, hypnotisé. Palmyre ! La légendaire, la somptueuse Palmyre, les fastes de la reine Zénobie. Il avait lu, imaginé. Là, il voyait. Songeait à ces caravanes qui enfin arrivaient. Arriver : à la fois essentiel et éphémère, vital et illusoire.
Arrivait-on jamais quelque part ?
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Antoine de Lévis Mirepoix, de mère argentine et de père français, est né en 1942 aux Etats Unis, a vécu une partie de son enfance en Argentine puis en France, principalement à Paris.
A l’adolescence il a été élève de l’école des Roches, collège de Normandie, sous la direction d’André Charlier. Après maths sup et maths spé, études de sciences économiques puis de lettres à lla Sorbonne. Coopérant à l’Université du Nord à Antofagasta, Chili, il entre aux Affaires Etrangères pour occuper divers postes culturels et pédagogiques à Mexico, Barcelone, Beyrouth et Nairobi.
Puis il enseigne deux ans dans un CES de Moulins, Allier, France. Il entre ensuite au Centre National d’Etudes Spatiales à Toulouse dans le cadre du Satellite Spot, chargé à Spot Image du développement commercialpour l’Amérique, puis des relations avec les organisations internationales.
En 1991 il rejoint la Girection Générale des Laboratoires Pierre Fabre à Castres comme responsable des relations internationales du Président. Il réside à Buernos-Aires depuis 1997 où il ouvre un bureau de consultancepour guider des entreprises françaises désireuses de s’implanter au Brésil ou en Argentine. Bureau qu’il fermera début 2002.
Membre de l’Académie des Jeux Floraux de Toulouse depuis 2000, Antoine de Lévis Mirepoix partage son temps aujourd’hui entre la France et l’Argentine où il cultive sa passion pour les chevaux.
Il publie en 2008 son premier roman aux Editions du Rocher, « Le Passeur ». En 2011 « Le Crabe et l’Aube » est édité chez Atlantica qui décide de mettre fin à ses activités le jour même de la publication du récit. Trois autres romans non encore édités : « Quartetti e Sonata a Tre » et « Fortuit », “Contes Véridiques”, un sixième en voie d’achèvement et un septième en cours d’écriture. Antoine de Lévis Mirepoix a écrit égalementquelques récits courts sur les voyages, les chevaux, Venise, etc … et des poèmes.
Conférencier à ses heures autour de thèmes divers comme « les bibliothèques », « Gérard de Nerval », « l’Amérique du Sud », « Antoine de Saint Exupéry », il s’interroge sur le destin, le sens des mots et de la parole, la signification du voyage, la création artistique, la juste place de l’homme.