Le crabe et l’aube, Chapitre 4
Deuxième partie
Les Clairières et les Abîmes
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Il était difficile de savoir si Françoise était capable d’ourdir un tel piège. Car elle était par ailleurs distraite, paraissait souvent dénuée de mémoire, mélangeait l’accessoire à l’essentiel, confondait les lieux et les gens.
Que s’était-il vraiment passé ? Elle portait un manque, qu’elle considérait comme une tare, sans doute à cause de l’attitude systématiquement culpabilisante de sa mère : elle était stérile, ce qu’elle n’avait avoué à personne. Ruse, calcul ou refus, elle avait peu à peu, indirectement, par des allusions voilées, renversé les rôles et induit chez Roberto la sensation que des deux, c’était lui qui était incapable de procréer. Une impression qui était devenue malaise. Le doute, le diable du doute était en lui.
Françoise se savait fragile. Sa famille : absente, malgré le confort. Elle avait rejeté ses parents. Son frère, un être falot s’était révélé une marionnette homosexuelle. Sa « tare » à elle l’inhibait au point qu’elle n’entendait ni les mots ni la phrase quand Roberto parlait d’enfant. De son côté, Lucía ne se doutait de rien.
Leur séparation, malgré sa gentillesse à lui, laissa Françoise désemparée. Elle apprit qu’elle avait été remplacée. Puis découvrit que cela faisait plus d’un an, au lendemain de leur mariage.
Une vague de vengeance la submergea. Une rage froide la prit, comme si une autre nature s’était emparée d’elle. Elle devint méticuleuse, glaciale. Tout naturellement, elle inventa son mensonge autour d’un enfant, sans doute rêvé au tréfonds d’elle-même, mais qui n’existerait jamais.
Elle n’eut aucune peine à simuler le désespoir, elle était désespérée. Elle en changea simplement les motifs. Elle tenta de le séduire, après tout un homme est un homme. Cela aurait l’avantage de renforcer le doute qu’elle voulait tant faire naître en lui. Il résista. Son refus augmenta sa rage intérieure. Elle en pleura. Ce qu’il prit pour un grand accès de désarroi.
Le mensonge suffira, pensa-t-elle. Et il suffit. Françoise fut aidée par la coïncidence de la concierge qui sortait de sa loge au moment où elle traversait la voûte. Les circon-stances, parfois, semblent donner un petit coup de pouce aux événements. Le hasard ?
Lucía la crut. Dès que Françoise la vit, elle sut que sa vengeance s’accomplirait. Qu’elle était belle, claire et pure ! Elle comprit aussi qu’elle était inapte au mensonge : avec un regard pareil !
Et pourtant la lumière de Lucía s’était voilée par la seule présence de Françoise qu’elle voyait pour la première fois.
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Mai 1985
Le bal avait commencé. Ricardo lui avait donné entière liberté. Et un adjoint à former, pour l’aider, en la personne de son fils. Son propre fils. À peine vingt-huit ans. Fallait-il qu’il ait confiance en lui !
Les exercices de Pavanès exigeaient de lui une heure d’efforts le matin et une heure le soir. Il avait réintégré son appartement à plein temps. Luisa venait souvent, ses trois enfants étaient plus grands. Plus autonomes, et plus respon-sables, elle les avait mis au courant.
De même, au journal, un mercredi après la correction/révision des épreuves de l’hebdomadaire, Ricardo avait réuni son monde et leur avait parlé. Quelques phrases simples et brèves autour des faits. Roberto s’était exprimé, lui aussi :
« — Bon, vous êtes maintenant au courant. Ne vous effrayez surtout pas de mes déguisements. »
Il avait ri de leurs mines étonnées.
« — Je vais changer. Il se peut que vous ne me recon-naissiez pas, comme ça, un beau matin. D’un peu bedonnant je vais devenir très maigre. De chevelu, chauve. De barbu, imberbe. Comptez sur moi pour vous faire des farces — je ne vais pas changer mes habitudes quand même — perruques, fausses moustaches, tous les postiches imaginables. Je vais peut-être aussi changer autrement : mon sourire pourra devenir un peu crispé, je serai moins éveillé, moins vif, qui sait, peut-être le contraire. Je vous demande une seule chose, regardez-moi, parlez-moi, approchez-moi comme vous m’avez toujours regardé, parlé, approché. De la même manière. Marché conclu ? »
Tous acquiescèrent. Souriants, sombres ou en pleurs, ils étaient retournés à leurs postes de travail. Ils n’avaient plus le cœur à l’ouvrage, dans un silence inhabituel on en-tendait le bruit des papiers que l’on range, que l’on froisse.
Lui qui aime par-dessus tout la fantaisie, l’imprévu, l’improvisation, a été contraint d’adopter une régularité de métronome. Incluse dans le pacte.
Un support indispensable au combat, à la ruse, au grand jeu.
Le grand jeu, on y est. Julio a déclenché l’artillerie lourde. En accord avec Pavanès, qui tente de compenser les effets secondaires, d’équilibrer l’énergie physique et psychique.
Il souffre. Les séances rayons se succèdent. Luisa a aménagé ses horaires pour pouvoir l’accompagner le plus souvent possible. Quand elle ne peut pas, c’est le petit frère du chauffeur du journal qui le conduit. Il avait su, et s’était proposé. Santiago, son adjoint, le fils du patron, aurait bien voulu. Roberto et lui s’entendent très bien. Mais ce n’est pas possible, en son absence, il doit être là.
Il n’a plus très faim. Ses cheveux tombent. Bientôt les sourcils. Il se sent faiblir physiquement. Il perd l’équilibre.
Puis la chimio entre dans la danse. Avec les nausées que Pavanès réussit à stopper. Il somnole, trop souvent à son goût.
Cette première étape dure six mois. Il a parfois l’impression de se noyer. Il se réveille en suffoquant.
« — Luisa, je me sens de plus en plus faible, je dégringole la pente…
— Non, je t’assure que tu tiens bien le coup. C’est vrai, tu n’es pas très sportif et tu fais un extraordinaire parcours.
— Luisa, j’ai vraiment peur. Je ne devrais pas te le dire, mais cela augmente. Une peur diffuse qui revient toujours à l’accident du train.
— Écoute bien, Roberto. Cette fois-ci tu te trouves dans un autre train, le tien, celui de ta vie, de ta mort. Tu as choi-si la lutte. Toi seul. C’est ton libre arbitre. Je t’admire et je t’aime.
— Merci Luisa, merci. » Il est secoué de tremblements.
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Avril 1986
Un matin de début de printemps — un autre printemps, pense-t-il en souriant, il se sourit à lui-même avec douceur, l’air est léger — il se sent mieux.
Il ne sait pas vraiment le définir, il n’est plus écorché, soudainement cette griffe dans sa poitrine a lâché prise, une légèreté est en lui, dans son corps physique, dans son esprit, dans son regard. Quelque chose de neuf, de lavé, de purifié. Il sourit à nouveau.
Luisa, qui passe par là, le voit, s’immobilise, l’embrasse longuement, lui prend la main, elle pleure doucement de bonheur, point n’est besoin de mots.
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Il remonte. Lever six heures. Marche et exercices de Pavanès jusqu’à huit. Petit déjeuner. Journal (ou séance) de neuf heures à midi. Déjeuner léger mais précis : Pavanès a tout codifié, les ingrédients, les quantités, les protéines, les couleurs des aliments, leur équilibre chaud/froid et yin/yang. Surtout frais, vivants. Pas de micro-ondes. Deux heures de sieste ou repos ou lecture. Pas de télévision, d’écran ou de portable : il est assez irradié comme ça. De seize à dix-neuf heures, ce qu’il aime, au jour le jour : une exposition, le journal, une marche, un film, bavarder avec les enfants de Luisa ou des amis. Dîner à vingt heures trente, coucher entre vingt-trois heures et minuit après une autre heure d’exercices et lecture. Un soir par semaine, champ libre. Samedi et dimanche pareil, mais il peut traîner, suivre davantage ses envies. Pas de voyages lointains. Pas de changements de climats. Roberto s’habitue, y prend presque goût, la moindre variation autorisée le remplit de joie, il comprend davantage la profondeur des bonheurs minuscules, l’importance des petits détails. La réalité : à la foi unique, multiple, si personnelle… et si changeante.
Il remonte. Julio est content de lui.
Maintenant qu’il va mieux, il rend plus souvent visite à Montserrat.
Elle vit dans un faubourg extérieur de la ville qui est comme un petit village. Tout le monde la connaît, l’aime, elle s’y sent bien. Gaie malgré son âge, elle ne se plaint de rien, accepte ses misères. Elle porte en elle l’antidote de la solitude : l’amour des êtres, des animaux et des choses, et la douceur. Une grâce aussi, celle d’y voir et d’entendre bien à presque cent ans. Roberto a pour la sœur aînée de son grand-père paternel toutes les faiblesses. Parce qu’elle lui ressemble et qu’il l’a tant aimé. Il s’occupe de sa vie matérielle et l’écoute raconter autrefois à chaque visite. D’une petite voix chevrotante, elle narre le siècle passé, témoigne de la paix et de la guerre — trois guerres ! — des détails du quotidien, menus comme ses pas et le filet de sa voix. Le sourire surgit au détour de ses phrases, elle rit aussi, parfois une larme brille dans son regard.
Roberto ne lui avait donc rien dit. Mais un jour :
« — Parle-moi un peu de toi, Roberto. Comment se fait-il que tu aies tant de temps pour venir me voir depuis quelques mois ?
— Je ne sais pas, je ne me rends pas bien compte, sans doute parce que j’ai un assistant maintenant, il faut bien que je lui laisse faire des choses…
— Ts, ts, ts. Tu ne me dis pas la vérité. Je te trouve changé. Tu es plus maigre, plus pâle, et puis il y a autre chose. Tu as changé… là. »
Elle a posé avec autorité son index sur sa poitrine, il sent la pression pointue de son doigt sur son cœur.
« — Et peut-être aussi là. »
Cette fois son doigt appuie sur son front, entre les yeux. Elle lui sourit avec tendresse.
Il prend sa main et l’embrasse.
« — Montse… Oh Montse… »
Tout est dit.
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Juillet 1986
Un certain rythme s’était installé. Que le métronome implacable des horaires quotidiens ponctuait. Peu à peu, au fil des mois et maintenant des années, cette rigueur même avait semblé s’estomper, ni lui ni ceux qui l’entouraient n’y prêtaient plus attention, l’étau de la contrainte s’était trans-formé en habitude de vie.
Pas vraiment de hauts ni de bas. Julio et Pavanès sou-tenaient ses efforts, sa volonté et sa tension intérieure deve-nue une seconde nature. Luisa veillait à ce qu’il puisse se détendre complètement, le plus souvent possible. Depuis les grands moyens employés voici trois ans, il n’avait pas été besoin d’y recourir. Roberto se maintenait.
« — En avant, calme et droit », ironisait-il.
Il écrivait. Un roman caustique et burlesque, une aventure de cape et d’épée qui le ravissait comme un enfant, située dans sa ville et le port, six siècles auparavant. Il écrivait sans hâte.
C’est ainsi qu’il s’était habitué à vivre sa nouvelle vie, éloignée de l’agitation nerveuse qui le faisait courir autrefois. Il prenait le temps de porter son regard sur les êtres et les évènements, et aussi sur lui-même. Pour maintenir ce regard posé. Pour ressentir, pour éprouver la réalité, les réalités.
Les réalités… Il se rapprochait des trois enfants de Luisa, et ceux-ci de lui. Était-il pour eux un oncle, un cousin plus âgé, un grand frère ? Il apprenait à les connaître, chacun. Il les aimait.
Il revoyait des anciens amis, de l’Université, du collège. Avec la majorité d’entre eux, il était évident qu’ils n’avaient plus rien en commun. Pour un tout petit nombre, c’était l’in-verse, une re-découverte. Les réalités…
Avec Luisa, ils allaient, quand il faisait beau, dans la maison de famille. Petit village, non loin de la mer. Grande, à l’abandon mais pas en ruine, elle sentait la poussière et le renfermé. Ils poussaient les volets, laissaient les fenêtres ouvertes, faisaient un pique-nique dans le jardin ou allaient à l’auberge du village où les patrons l’avaient toujours choyé, depuis l’enfance.
Certaines pièces étaient vides, les pas résonnaient, on parlait bas. À l’étage, les parquets craquaient. Le frère et la sœur de Roberto n’y venaient jamais : le tourbillon du quotidien pour refuser le passé, nier l’accident et le départ des parents. Ils avaient opté pour les voyages et s’étourdissaient de pays, de monuments, de musées, d’exotismes, ou d’endroits à la mode.
« — Tu vois, Luisa, on peut dire que maintenant je suis seul avec la maison de l’enfance des miens, seul devant notre passé, notre famille, nos souvenirs. Qu’est-ce que je peux en faire, Luisa ?… À ton avis ?
— Je ne sais pas. Je ne sais pas te conseiller. Nous, nous avons tout perdu à la génération de mes parents. Parce que personne n’a pris de décision, personne n’a voulu s’en-gager. C’est pire que tout. Dans ton cas, ce que je sais, c’est que tout dépend de toi, tu es le seul qui puisse agir.
— Bon. Oui. Mais qu’est-ce que j’en fais ? »
Ils sont dans le jardin, à l’ombre du grand tilleul. La brise de mer et les oiseaux chantent.
« — Tes enfants, ça ne leur parle pas, pas en profon-deur. En faire un musée, il n’y a pas assez de matière pour cela. Peut-être voir avec la municipalité, avec l’aubergiste ? »
Luisa sent combien son regard a changé. Avant il aurait été tranché, il se serait énervé. Elle l’aime, comme avant, comme maintenant.
Le crabe et l’aube, Chapitre 6
Antoine de Lévis Mirepoix, de mère argentine et de père français, est né en 1942 aux Etats Unis, a vécu une partie de son enfance en Argentine puis en France, principalement à Paris.
A l’adolescence il a été élève de l’école des Roches, collège de Normandie, sous la direction d’André Charlier. Après maths sup et maths spé, études de sciences économiques puis de lettres à lla Sorbonne. Coopérant à l’Université du Nord à Antofagasta, Chili, il entre aux Affaires Etrangères pour occuper divers postes culturels et pédagogiques à Mexico, Barcelone, Beyrouth et Nairobi.
Puis il enseigne deux ans dans un CES de Moulins, Allier, France. Il entre ensuite au Centre National d’Etudes Spatiales à Toulouse dans le cadre du Satellite Spot, chargé à Spot Image du développement commercialpour l’Amérique, puis des relations avec les organisations internationales.
En 1991 il rejoint la Girection Générale des Laboratoires Pierre Fabre à Castres comme responsable des relations internationales du Président. Il réside à Buernos-Aires depuis 1997 où il ouvre un bureau de consultancepour guider des entreprises françaises désireuses de s’implanter au Brésil ou en Argentine. Bureau qu’il fermera début 2002.
Membre de l’Académie des Jeux Floraux de Toulouse depuis 2000, Antoine de Lévis Mirepoix partage son temps aujourd’hui entre la France et l’Argentine où il cultive sa passion pour les chevaux.
Il publie en 2008 son premier roman aux Editions du Rocher, « Le Passeur ». En 2011 « Le Crabe et l’Aube » est édité chez Atlantica qui décide de mettre fin à ses activités le jour même de la publication du récit. Trois autres romans non encore édités : « Quartetti e Sonata a Tre » et « Fortuit », “Contes Véridiques”, un sixième en voie d’achèvement et un septième en cours d’écriture. Antoine de Lévis Mirepoix a écrit égalementquelques récits courts sur les voyages, les chevaux, Venise, etc … et des poèmes.
Conférencier à ses heures autour de thèmes divers comme « les bibliothèques », « Gérard de Nerval », « l’Amérique du Sud », « Antoine de Saint Exupéry », il s’interroge sur le destin, le sens des mots et de la parole, la signification du voyage, la création artistique, la juste place de l’homme.